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Le Tigre bleu de l’Euphrate

© Yanick MacDonald

Texte Laurent Gaudé, mise en scène Denis Marleau, jeu Emmanuel Schwartz – à la Colline-Théâtre National.

Avec Le Tigre bleu de l’Euphrate, Laurent Gaudé donne la parole au Grand Alexandre, le dernier jour de sa vie. On est à Babylone, en 323 avant J.C. La question qu’il pose touche au désir. Boulimique et jamais rassasié de ses exploits, dans ce domaine Alexandre serait Gargantua. L’auteur décrit ce moment de l’entre-deux, ce passage entre le monde des vivants et celui des morts. Son tombeau n’a jamais été retrouvé, sa disparition reste un mystère.

© Yanick MacDonald

Alexandre le Grand est lucide et contradictoire et Laurent Gaudé parle du choix de son héros : « J’aime les personnages qui se disent tout entier. Qui ne cachent pas leurs propres contradictions. C’est une des raisons qui m’ont fait venir à Alexandre. Il est tout à la fois et c’est passionnant à écrire. Il est fraternel et monstrueux, intelligent et barbare, il est jeune et vieux, beau et abject à la fois. » Dix séquences charpentent la pièce qui fait alterner les mots d’Alexandre au bord de la mort et ceux de la conquête et des exploits passés. « Je suis le plus grand et le plus misérable. Ma valeur est immense et ma faute est un puits sans fond. » Le héros n’en est pas moins homme. C’est cette humanité mêlée à son inhumanité qui apparaît chez l’acteur. Emmanuel Schwartz est seul en scène, dévoilant le monde intérieur de son personnage avant qu’il ne passe de l’autre côté du miroir.

Il débute d’une voix sépulcrale et déjà sous son linceul, déjà de l’autre côté, s’adresse à Thanatos, dieu de la mort, frère du sommeil, fils de la nuit et des ténèbres. Son ombre s’inscrit sur le mur. Sa supplique aux vivants : « laissez-moi… Que plus personne n’entre… » Et il revient sur les moments de sa vie. « À vingt ans j’ai levé ma première armée. Il me fallait un ennemi à ma taille. » Ce fut Darius, roi de Perse, il raconte son combat pour la conquête de l’Asie Mineure, ne recule devant rien pour s’emparer de Tyr, faisant construire des navires et rassemblant une armada, « Un carnage naval qui n’eut pas d’égal. »

Puis il atteint l’Égypte et le delta du Nil « Et partout nous fûmes accueillis comme des dieux. C’est sur ces terres que je choisis de jeter les fondations de ma ville, Alexandrie. J’ai dessiné moi-même les plans de la ville. Un phare immense qui puisse se voir jusqu’en Crète. La plus grande des bibliothèques. » Il ordonne de bâtir la ville des morts, au sud d’Alexandrie, puis se dirige vers le désert où la voix de la pythie lui parvient et le convainc de son immortalité. Sur les bords du fleuve il fait face au tigre bleu de l’Euphrate « félin majestueux au pelage de lapis-lazuli… bleu comme mon désir de l’éternité. » Ils s’observent, aucun des deux n’a peur. « Ce jour-là, je sus obscurément que c’était l’Orient qui me marquerait de son empreinte sacrée. »

© Yanick MacDonald

La conquête se poursuivant, lors de la traversée du Tigre son armée se fige devant la puissance des éléphants. La bataille de Gaugamèles remportée il ne lui restait plus qu’à prendre Babylone, dans l’Irak d’aujourd’hui. Une course poursuite se déroule où l’un des protagonistes, Bessos qui avait pris en otage Darius devenu l’ami d’Alexandre, se vit affligé un supplice de mort lente. Après Babylone, puis Samarcande vient la fin du périple et les larmes d’Alexandre face à Koinos, l’un de ses soldats qu’il n’a pas reconnu. L’acteur prend la position du penseur selon Rodin, sorte de Christ recrucifié. « Je suis l’homme qui meurt et disparaît avec sa soif » reconnaît-il.

Sur scène seul un lit rudimentaire recouvert d’un drap pour scénographie et l’immensité d’un écran sur lequel les ciels bleu-gris acier se déclinent à l’orangé dans les lueurs du petit matin. L’acteur est habillé et maquillé de blanc. Tout est spectral. Seul en scène Emmanuel Schwartz met ses pas dans ceux d’Alexandre le Grand et joue de ses délires et mégalomanies avec délectation. Il est l’incarnation de la légende et le passeur de la belle langue de Laurent Gaudé, nous plongeant au cœur de la mythologie grecque et de l’Antiquité.

© Yanick MacDonald

Denis Marleau, directeur de la compagnie UBU qu’il a créée en 1982 à Montréal le met en scène avec précision. De ses premiers spectacles-collages conçus à partir de textes des avant-gardes artistiques, il fait un parcours lié aux écritures contemporaines. Il a dirigé de 2000 à 2007 le Théâtre français au Centre national des Arts, à Ottawa, et participé à de nombreux festivals internationaux, dont Avignon à plusieurs reprises. Il a créé Le Tigre bleu de l’Euphrate au Théâtre de Quat’Sous, à Montréal, en 2018.

Présenté dans la petite salle de La Colline, Denis Marleau met en scène parallèlement sur le grand plateau de ce même théâtre un autre texte de Laurent Gaudé d’une toute autre facture, Terrasses.*

Brigitte Rémer, le 15 juin 2024

Collaboration artistique et conception vidéo Stéphanie Jasmin – scénographie Stéphanie Jasmin et Denis Marleau, assistés de Stéphane Longpré – lumières Marc Parent – musique Philippe Brault – costumes Linda Brunelle – maquillages et coiffures Angelo Barsetti – design sonore Julien Eclancher – coordination et montage vidéo Pierre Laniel – assistanat à la mise en scène Carol-Anne Bourgon Sicard – Le texte est paru en 2002 aux éditions Actes Sud-Papiers.

Du 15 mai au 16 juin 2024, à la Colline-Théâtre National, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – métro Gambetta – site : www. colline.fr – tél. : 01 44 62 52 52.

*voir notre article du 17 juin 2024